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L’appel des recteurs, chercheurs et étudiants : « Etrangler les moyens dévolus à la recherche et à l’enseignement menace l’évolution de la société »

Publié le 12 mai 2025
Rédigé par CRef
Imaginez un monde, ou, plus près, une Belgique, où certaines recherches seraient autorisées… Et d’autres plus. Celles sur le réchauffement climatique, par exemple. Les recherches fondamentales sans utilité sociétale immédiate seraient exclues, tout comme certains programmes de formation jugés non prioritaires. Un scénario fictif ? Pas tant que ça. À moyen terme, le risque est réel si les réformes cumulées se confirment...

Une carte blanche signée par le Conseil des Rectrices et Recteurs francophone (CRef), le F.R.S.-FNRS, la Fédération des Étudiants Francophones (FEF) et Essenscia Wallonie-Bruxelles.

Le CRef a récemment fait part de son inquiétude face aux diverses évolutions et réformes par lesquelles les gouvernements communautaire, régional et fédéral risquent d’asphyxier financièrement les universités de la Fédération Wallonie-Bruxelles, inquiétudes relayées également dans une carte blanche signée par plus de 2000 académiques. Si ces réformes cumulées se confirment, elles entraîneront une diminution de la qualité des formations, un appauvrissement des recherches et une baisse drastique de l’attractivité de la carrière scientifique et académique au sein des universités francophones. Nos gouvernements mesurent-ils à quel point étrangler les universités et les moyens dévolus à la recherche scientifique met en péril l’évolution de l’ensemble de la société ?  À cette perspective, les signataires ont décidé de résister et d’utiliser toutes les compétences en leur sein pour démontrer la nécessité absolue de préserver leurs maigres ressources, leur liberté de recherche, la qualité et la diversité de leurs formations, la confiance en ces lieux de réflexion et de construction de la société de demain.

Impacts sur l’innovation et le secteur industriel

Les universités de la FWB ont depuis longtemps établi une forte articulation entre recherche fondamentale, stratégique, appliquée et industrielle, valorisant quotidiennement leurs résultats. Elles ont créé des cellules de transfert de connaissances, coordonnées par le réseau LiEU, visant à mettre en relation chercheur·ses et partenaires privés ou publics pour stimuler les collaborations et favoriser l’application des résultats de recherche au sein de la société. Plus de 220 spin offs ont été créées, certaines devenues leaders mondiales dans leur domaine.

Chaque type de recherche est lié à des compétences d’autres domaines par de multiples synergies : on ne peut réaliser de la recherche stratégique ou appliquée de pointe sans un large socle d’expertises scientifiques. Le récent rapport Draghi sur la compétitivité européenne a établi le constat unanimement reconnu de cette synergie : une des recommandations de ce rapport est précisément de pérenniser les cellules de valorisation de la recherche dans les universités, dont il souligne le sous-financement actuel. Or, en Région wallonne, ce soutien repose sur des programmes temporaires, couvrant de moins en moins l’ensemble de la chaîne de valeur. Un avenir incertain, alors que la valorisation des connaissances est un processus long et complexe. Il est de plus incompréhensible que la Région wallonne envisage de sabrer dans les financements du WEL Research Institute (WEL RI), pourtant essentiel à la recherche stratégique, répondant à des enjeux économiques, industriels et sociétaux, et développant des technologies clés pour l’avenir. Les chiffres sont parlants : en 4 ans, 50 brevets, 10 M€ de revenus, 6 spin-offs, 88 M€ d’investissements et des dizaines d’emplois créés. Un impact sociétal direct, fruit de programmes ambitieux et d’un suivi proactif. Réduire les budgets alloués à la recherche et au WEL RI briserait cet élan, entraînant une baisse de l’innovation, une compétitivité moindre et des pertes d’emplois. Elle compromettrait par ailleurs la capacité du pays à rencontrer l’objectif fixé par l’Europe d’investir 3% du PIB dans la recherche, alors que l’investissement public en la matière ne contribue que pour 0,87% des 3,4% atteints par la Belgique en 2021 (source : FEB). Résister au geste facile de sabrer dans le financement de la recherche, c’est donc agir pour la santé économique du pays et de l’Europe.

Vers une diminution de l’indépendance des universités ?

Aux États-Unis, les coupes ou menaces de coupes dans les financements fédéraux de plusieurs grandes universités (Harvard, Columbia, Berkeley) visent clairement à museler ces institutions productrices de savoir et à réduire leur liberté académique. On peut se demander dans quelle mesure les réformes annoncées chez nous, dont l’effet cumulé pourrait conduire les universités au bord de la faillite, ne s’inscrivent pas dans une évolution globale similaire qui voit diminuer l’autonomie universitaire et la liberté académique au profit d’une vision utilitariste, voire instrumentale, de la recherche et de l’enseignement.

Dans ce contexte, les interrogations que l’on voit émerger quant à l’utilité des sciences humaines et sociales sont particulièrement inquiétantes. Sans parler de censure à ce stade, on ne peut que s’inquiéter des restrictions à la « liberté de chercher » (selon le slogan inspirant du FNRS), si seuls les domaines jugés immédiatement applicables ou rentables sont favorisés, au détriment des autres. Les risques sont considérables, non seulement pour la recherche, mais aussi pour la formation : demain, nos étudiant·es n’auront peut-être plus la possibilité d’étudier dans certains domaines : « À quoi sert finalement l’étude de la littérature au Moyen Âge ? » pourraient penser certains. Or c’est précisément en laissant l’indépendance aux universités et cette liberté aux académiques que ces mêmes personnes apprendraient par exemple les liens que l’on peut faire entre l’utilisation massive du faux au Moyen-Age et les fake news d’aujourd’hui, et l’impact de ceci sur les populations (https://www.seuil.com/ouvrage/forger-le-faux-paul-bertrand/9782021494211). La complexité des 17 Objectifs du Développement Durable des Nations Unies est un parfait exemple de l’interconnexion des différents domaines et souligne l’importance de résister à la rentabilité immédiate et à la réduction des champs du savoir.

Fuite des cerveaux et baisse de qualité : un dangereux effet boomerang

Alors que le contexte national et international souligne plus que jamais la nécessité d’investir dans la formation, la recherche et l’innovation, toutes ces mesures viennent s’ajouter au définancement chronique des universités. Elles réduiront encore l’attractivité de la carrière académique, provoquant une fuite des cerveaux et une perte de niveau scientifique, disqualifiant notre région dans un monde en crise. Ceci impactera négativement autant la qualité de la formation que nos universités seront à même d’offrir aux étudiant·es et aux doctorant∙es, que la capacité à attirer des fonds européens pour la recherche et l’innovation, pourtant indispensables au développement économique de nos régions. Et demain, l’astronaute choisi·e par l’ESA ne sera plus belge, mais issu·e d’un pays où la recherche n’aura pas été sacrifiée. Dans un pays où la « matière grise » représente la principale ressource, mettre en péril la formation des chercheur·ses aura pour effet de pousser les industries en quête d’innovation à s’implanter ailleurs… Conduisant irrémédiablement à l’effondrement socio-économique de ce pays.

Est-ce cela que nous souhaitons vraiment ?

Résister à l’effet boomerang de ces mesures est devenu une question de survie pour nos universités qui sont pourtant des actrices indispensables de l’évolution sociétale et du développement économique.

Signataires

  • Le Conseil des Rectrices et Recteurs francophone (CRef)
  • Le F.R.S.-FNRS
  • La Fédération des Etudiants Francophones (FEF)
  • Essenscia Wallonie-Bruxelles