« Défendons la liberté académique : ce n’est pas un privilège, mais une des clés d’une société libre »
Déclaration conjointe des recteurs des 10 universités belges – 7 juillet 2025
La liberté académique n’est pas un luxe réservé à quelques privilégiés, ni une fin en soi. Elle constitue l’un des fondements sur lesquels reposent les sociétés démocratiques et le progrès scientifique. La défendre ne signifie pas préserver le confort des chercheurs ou maintenir des traditions, mais bien protéger les mécanismes mêmes par lesquels le savoir est produit, remis en question, et affiné. Elle est un levier de progrès, une condition préalable à l’innovation, et la garante de la rigueur scientifique. Sans la liberté de poser des questions audacieuses, d’explorer des idées controversées, ou de remettre en cause les évidences, la découverte ralentit, l’innovation s’affaiblit, et le débat public s’appauvrit. Pourtant, nous assistons à une érosion de cette liberté, non par effondrement brutal, mais par un grignotage lent et délibéré qui menace la vitalité de la recherche, la qualité de l’enseignement, et la santé même de la démocratie.
À une époque marquée par la polarisation politique, l’instabilité mondiale, et la perte de confiance envers les institutions publiques, nous devons accorder une attention particulière à la liberté académique. Les universités ne sont pas de simples lieux de production et de transmission du savoir ; elles sont des sanctuaires de pensée critique, de prise de risque intellectuelle, et de dialogue ouvert. Leur capacité à être des espaces de doute et de complexité est au cœur de toute démocratie saine. Et pourtant, ce rôle est aujourd’hui de plus en plus menacé — partout dans le monde, et par des forces à la fois externes et internes.
La véritable liberté académique repose sur trois piliers interdépendants : le droit des individus — chercheurs comme étudiants — à enseigner, étudier, rechercher et s’exprimer librement ; l’autonomie institutionnelle des universités, libres de se gouverner sans ingérence excessive ; et la responsabilité des pouvoirs publics de protéger et promouvoir ces libertés. Ce ne sont pas des idéaux abstraits, mais les conditions nécessaires à la recherche de vérité et au progrès de la société.
Les signes de déclin sont flagrants. Le rapport Free to Think 2024 de Scholars at Risk recense 391 attaques contre des chercheurs, étudiants et institutions dans 51 pays en une seule année. Celles-ci prennent la forme de censure, d’intimidation, d’arrestations et de licenciements — souvent justifiées par des arguments de sécurité nationale ou de neutralité idéologique. Mais qu’il s’agisse de chartes universitaires soumises à la loyauté politique, de conseils d’administration nommés par l’État, ou de révisions imposées des programmes, le résultat est le même : un affaiblissement systématique de l’indépendance intellectuelle.
Il ne s’agit pas de cas isolés : ils reflètent une attaque structurelle contre l’autonomie et l’intégrité de l’université. Des mesures présentées comme de la « responsabilité » conduisent souvent à l’autocensure, à des priorités de recherche politisées, et à la mise au silence des voix dissidentes. L’Academic Freedom Index montre que 45 % de la population mondiale vit dans des pays où la liberté académique est gravement menacée, tandis que seulement 15 % jouissent d’une liberté académique étendue. En tant qu’universités belges, nous avons le privilège de figurer parmi les 5 % les mieux classés.
Plus inquiétant encore : les menaces à la liberté académique proviennent aussi de l’intérieur même de l’université. La polarisation interne, les filtres idéologiques, et la peur de nuire à la réputation restreignent les frontières de ce qui peut être débattu, étudié ou interrogé. Les discussions difficiles sont évitées, et les campus risquent de devenir des chambres d’écho plutôt que des arènes de désaccord constructif. Quand la curiosité cède la place au conformisme, l’université perd sa vocation critique.
Certains cadres — comme la Déclaration de Bonn sur la liberté de la recherche scientifique ou les prochaines lignes directrices de la Commission européenne sur les valeurs académiques — témoignent d’une prise de conscience croissante. La proposition de l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta d’établir une « cinquième liberté » au sein de l’Union européenne — celle de la libre circulation de la recherche, du savoir, de l’innovation et de l’enseignement — souligne l’urgence de protéger la mobilité intellectuelle et l’indépendance académique dans le marché unique. Mais en pratique, les protections restent souvent symboliques et incohérentes.
Le Scorecard de l’autonomie universitaire de l’EUA révèle une tendance préoccupante : partout en Europe, les universités sont soumises à des contraintes croissantes. Celles-ci vont d’une réglementation excessive à des ingérences politiques informelles, en passant par des mécanismes de financement flous entre pilotage stratégique et microgestion. La pandémie de COVID-19 a accentué cette tendance, avec une prise de contrôle étatique accrue — fermeture des campus, orientations de recherche. Si certaines mesures étaient nécessaires, leurs effets à long terme ont réduit l’espace d’autonomie institutionnelle.
Dans ce contexte, la déclaration conjointe des recteurs néerlandais de 2025 se distingue. Leur texte rappelle que la liberté académique est non seulement un droit juridique, mais aussi une responsabilité culturelle et civique. Ils insistent sur le fait que l’ouverture doit être maintenue même lorsqu’elle est difficile, et que la liberté doit aller de pair avec la responsabilité — envers les étudiants, la société et les standards scientifiques. Surtout, ils reconnaissent que la liberté académique est menacée d’en haut comme de l’intérieur, et appellent à un dialogue national sur le rôle de l’université, les limites de la contestation, et le sens du pluralisme. Un appel qui résonne bien au-delà des frontières des Pays-Bas.
Ce débat doit nous inclure toutes et tous. La liberté académique n’est pas auto-entretenue — elle exige une vigilance active. Les décideurs doivent créer des cadres favorables, et non des mécanismes de contrôle. Les dirigeants universitaires doivent promouvoir une culture d’ouverture, et non de conformité. Les chercheurs et étudiants doivent exercer leur liberté avec intégrité et responsabilité.
La Magna Charta Universitatum de 1988 nous rappelle que l’enseignement et la recherche doivent rester « à l’abri des influences politiques et commerciales ». Elle affirme aussi l’indivisibilité de l’enseignement et de la recherche, avec une participation active des étudiants à la quête de savoir. Ces principes ne relèvent pas de la nostalgie — ils sont plus que jamais d’actualité.
Nous devons aussi rejeter la fausse opposition entre liberté académique et excellence scientifique. Ces valeurs ne s’excluent pas — elles sont interdépendantes. Les percées scientifiques ne surgissent que rarement du consensus seul. Elles naissent de questions difficiles, de résultats inattendus, et du courage intellectuel. Sans liberté de pensée, il n’y a pas de véritable découverte. Sans autonomie institutionnelle, pas de résilience. Sans confiance publique, pas de légitimité.
Comme l’a récemment affirmé la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen : « La science n’a ni passeport, ni genre, ni ethnie, ni parti politique… C’est un bien mondial précieux, et elle doit être protégée. » La science — et la liberté académique qui la rend possible — relie les individus, fait progresser les sociétés, et fournit les clés pour relever les défis globaux.
Dans un monde fragmenté et fragile, les universités restent l’un de nos meilleurs espoirs de lien, de dialogue et de progrès. Mais cela n’est possible que si nous protégeons leur indépendance, préservons leur intégrité, et renouvelons notre engagement collectif envers la liberté académique. Cette liberté n’est pas la propriété privée des professeurs. Elle est un bien public qui bénéficie à toutes et tous. Si nous laissons sa flamme vaciller, nous perdrons non seulement l’université, mais aussi notre capacité à comprendre et façonner l’avenir.
Ne commettons pas cette erreur. Engageons-nous — avec force, clarté et ensemble — pour la liberté de penser.
Retrouvez le texte original en ligne ici / Find the English version of the text online here.
Signataires du texte: Annick Castiaux (UNamur), Jan Danckaert (VUB), Philippe Dubois (UMons), Herwig Leirs (UAntwerpen), Anne-Sophie Nyssen (ULiège), Annemie Schaus (ULB), Luc Sels (KU Leuven), Françoise Smets (UCLouvain), Rik Van de Walle (UGent), Bernard Vanheusden (UHasselt).