Une Europe qui pense: pourquoi le programme-cadre FP10 et les États membres de l’UE doivent défendre les Sciences Humaines et Sociales
Déclaration conjointe des recteurs des 10 universités belges – 7 juillet 2025 (see below for the English version of the text)
À une époque marquée par les tensions géopolitiques, la menace climatique, la transformation numérique et la fragilité démocratique, l’avenir de l’Europe dépend de bien plus que l’innovation technologique et la résilience économique. Pour relever ces défis complexes, il faut une compréhension approfondie de la gouvernance, de la culture, de l’éthique et des dynamiques sociales – autant de domaines précisément couverts par les sciences humaines et sociales (SHS).
Pourtant, dans l’ensemble de l’Union européenne, les disciplines des sciences humaines et sociales sont fréquemment sous-estimées. Elles sont de plus en plus marginalisées et considérées comme moins pertinentes dans les débats politiques contemporains. Le prochain programme-cadre de recherche et d’innovation de l’UE (FP10) représente une opportunité historique pour corriger ce déséquilibre. Si l’Europe prend au sérieux son avenir démocratique, inclusif et durable, elle doit placer les SHS au cœur de son programme de recherche.
Le ministère fédéral allemand de l’Éducation et de la Recherche (BMBF) a envoyé un signal de soutien très apprécié . Dans son positionnement, il plaide avec force en faveur d’une présence renforcée des sciences humaines et sociales dans le FP10. Le document propose un axe thématique centré sur le renforcement de la démocratie, le soutien à la diversité culturelle et la promotion de la justice sociale. Il appelle à un investissement soutenu dans des infrastructures collaboratives SHS, des réseaux transnationaux, ainsi qu’un financement flexible pour des sujets tels que l’éducation, la cohésion sociale, la mémoire historique, le patrimoine culturel et l’éthique des technologies émergentes comme l’intelligence artificielle.
Ces priorités trouvent un écho important. Les « 10 messages clés pour le FP10 » de Science Europe soulignent l’intégration des SHS depuis la conception des appels jusqu’à l’évaluation, tout en appelant également à des recherches à faible niveau de maturité technologique (low-TRL), guidées par la curiosité, à la protection de la liberté académique, et à une réforme de l’évaluation.
LERU, The Guild, YERUN, EASSH, UNICA, ainsi que d’autres grandes associations universitaires ont également demandé des financements dédiés aux SHS et leur inclusion dans tous les clusters du FP10. La European Alliance for Social Sciences and Humanities, avec 14 réseaux partenaires, a spécifiquement appelé à des financements réservés pour aborder la démocratie, le climat, la numérisation et les inégalités à travers le prisme des SHS . L’EARMA et l’ESFRI ont également plaidé pour des consortiums agiles, un étiquetage SHS dans les appels, et des recherches pertinentes pour les politiques. Culture Action Europe demande la protection de la pluralité culturelle et une meilleure reconnaissance des contributions des SHS à l’innovation.
Il ne s’agit pas seulement de garantir une représentation symbolique des sciences humaines et sociales dans les appels à projets. Il s’agit de leur pertinence fondamentale. L’Europe ne pourra répondre aux grands enjeux de notre époque sans une compréhension fine des manières dont les individus pensent, croient, s’organisent, se souviennent et participent à la vie collective.
Le FP10 doit répondre à cinq priorités majeures :
- Créer un cluster dédié et correctement financé en SHS, reflétant la richesse et la diversité des sociétés européennes. Ce cluster doit devenir le lieu privilégié de recherches ambitieuses portant sur des thématiques centrales telles que la gouvernance démocratique, l’inclusion sociale, le patrimoine culturel, les migrations, l’équité, la diversité et l’inclusion (EDI), ainsi que les implications éthiques des technologies émergentes. Plutôt que d’être cantonné à une intégration transversale, ce cluster doit constituer un pilier à part entière du FP10, doté d’une autonomie réelle dans la définition de ses priorités et de ressources financières suffisantes pour soutenir des recherches SHS de pointe, porteuses de transformation.
- Intégrer les SHS de manière systématique et significative dans toutes les missions et clusters. Cela implique de mobiliser les experts SHS non seulement dans des fonctions de conseil, mais aussi dans la conception des appels, l’évaluation des projets et le suivi. La collaboration interdisciplinaire doit être encouragée par des appels co-construits, qui reconnaissent les épistémologies spécifiques et les contributions complémentaires des SHS et des disciplines STEM. Une intégration précoce et efficace des SHS permet d’aligner l’innovation sur les besoins sociétaux et les exigences éthiques, renforçant ainsi la légitimité et l’appropriation des résultats de la recherche.
- Investir dans un soutien structurel aux chercheurs et réseaux en SHS. Cela implique un financement pérenne et prévisible des infrastructures de recherche en SHS, le développement de plateformes collaboratives, ainsi que le renforcement de réseaux internationaux favorisant l’échange de connaissances. Un appui ciblé doit être accordé aux chercheurs en début de carrière, particulièrement exposés à la précarité, ainsi qu’aux institutions situées dans des régions sous-représentées. Un tel investissement garantirait la continuité, la diversité et l’excellence de l’écosystème des SHS, et permettrait d’offrir une réponse solide aux défis sociétaux, qu’ils soient persistants ou émergents.
- Protéger la liberté académique et l’autonomie des institutions. La liberté académique constitue une condition essentielle à l’exercice d’une recherche authentique, en particulier dans les SHS, où les travaux s’inscrivent souvent au croisement d’enjeux politiques, historiques ou culturels sensibles. Le FP10 doit intégrer des mécanismes concrets – tels que des outils de signalement, des dispositifs de protection des lanceurs d’alerte, ainsi que des critères de financement conditionnels – afin de prémunir la recherche contre toute forme d’ingérence étatique ou institutionnelle. Un soutien spécifique doit être prévu pour les établissements dont l’autonomie est menacée, et la liberté académique doit faire l’objet d’un suivi rigoureux et être garantie en tant que valeur fondamentale de l’Espace européen de la recherche (EER).
- Simplifier la participation et renforcer l’impact. Les obstacles administratifs et financiers qui freinent de manière disproportionnée la participation des SHS – en particulier celle des petites institutions et des acteurs de la société civile – doivent être levés par la simplification des procédures de candidature, une évaluation plus équitable des projets et une plus grande souplesse budgétaire. Par ailleurs, les projets en SHS doivent bénéficier de ressources dédiées à la communication scientifique, au dialogue avec les décideurs politiques et à la médiation auprès du grand public, en particulier sur des enjeux sensibles. En renforçant les liens entre le monde académique et la société, le FP10 peut garantir que les recherches en SHS nourrissent le débat public et éclairent les processus décisionnels à tous les niveaux.
Dans plusieurs pays, les restructurations institutionnelles et les priorités de financement s’alignent de plus en plus sur des agendas de recherche à visée commerciale ou considérés comme politiquement consensuels, marginalisant ainsi certaines disciplines des SHS. Ces évolutions ne sont pas des cas isolés : elles s’inscrivent dans une tendance plus large de fragilisation de l’indépendance intellectuelle et du rôle sociétal des SHS en Europe.
Le FP10 ne doit pas seulement inclure les sciences humaines et sociales : il doit les promouvoir activement. Les SHS sont indispensables pour garantir que les profondes transformations technologiques et économiques en cours soient menées de manière démocratique, inclusive et ancrée dans les contextes culturels.
Pour véritablement assumer un rôle de leader à l’échelle mondiale, l’Union européenne doit concrétiser la vision d’Enrico Letta d’une « cinquième liberté »: la libre circulation du savoir, de l’éducation, de l’innovation et de la recherche. Les SHS ne sont pas un luxe : elles constituent une nécessité stratégique. L’avenir de l’Europe dépendra autant de sa littératie culturelle et de sa compréhension des dynamiques sociales que de sa puissance technologique.
Nous ne devons pas répéter les erreurs du passé en considérant les SHS comme accessoires. Elles sont fondamentales à la capacité de l’Europe à penser, à s’adapter et à exercer un leadership éclairé. Le FP10 représente une opportunité décisive pour construire une politique de recherche à la hauteur des idéaux démocratiques et des ambitions sociales de l’Europe.
Retrouvez le texte original en ligne ici. Find the English version of the text online here.
Signataires du texte : Annick Castiaux (UNamur), Jan Danckaert (VUB), Philippe Dubois (UMons), Herwig Leirs (UAntwerpen), Anne-Sophie Nyssen (ULiège), Annemie Schaus (ULB), Luc Sels (KU Leuven), Françoise Smets (UCLouvain), Rik Van de Walle (UGent), Bernard Vanheusden (UHasselt)