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ENTRE DENI ET SURVIE : LE MACEDONIEN EN QUETE DE RECONNAISSANCE

Publié le 15 décembre 2025
Rédigé par Robin Raedt
Terrae cognitae, le bulletin d’information et d’analyse du Service d’Étude de l’Espace postsoviétique et des mondes slaves (SEPSOMS) de la Faculté de Traduction et d’Interprétation de l’Université de Mons. Numéro 09, le 11 décembre 2025 Auteur / Autrice : Milena Trajkovska Éditrice : Anne Delizée
Entre déni et survie : le macédonien en quête de reconnaissance

Dans une Europe fondée sur les valeurs de pluralisme et de respect des droits fondamentaux, la

situation de la langue macédonienne demeure un paradoxe criant. Alors que la Macédoine du Nord a engagé depuis 2004 un processus d’adhésion à l’Union européenne, des milliers de citoyen·nes macédonien·nes vivant en Grèce et en Bulgarie continuent de parler une langue qui, dans ces deux États membres, n’existe pas officiellement. Le macédonien — langue slave standardisée en 1944 — reste ainsi au cœur d’un conflit de reconnaissance, tiraillé entre effacement politique, enjeux identitaires et résistances culturelles.

Cet article explore les dimensions linguistiques, politiques et symboliques de cette invisibilisation, en s’appuyant sur des sources académiques, des rapports internationaux et des voix recueillies sur le terrain. Il cherche à comprendre comment la langue macédonienne — bien plus qu’un simple moyen d’expression — incarne une identité culturelle vivante, une mémoire collective et un symbole de résistance face au fascisme et aux multiples formes d’oppression politique qui menacent aujourd’hui son existence.

 

Une langue transfrontalière rendue invisible

Bien avant la for

mation des États-nations modernes, le macédonien était parlé dans tout le sud des Balkans — notamment en Macédoine aujourd’hui grecque (Florina/Lerin, Kastoria/Kostur) et dans la région bulgare du Pirin. Pourtant, ni la Grèce ni la Bulgarie ne reconnaissent officiellement la présence historique et vivante de communautés macédoniennes sur leur territoire. Dans les années 1990, le programme européen Euromosaic classait déjà le macédonien parmi les langues minoritaires les plus menacées d’Europe, en raison de l’absence de statut légal, d’enseignement public et de médias dans cette langue.

En Bulgarie, une courte période de reconnaissance (1946–1948) a été brutalement interrompue après la rupture Tito–Staline. L’enseignement du macédonien

 fut supprimé, les passeports requalifiés, les personnes s’identifiant comme Macédonien·nes persécuté·es ou interné·es, notamment dans le camp de Belene. Depuis lors, aucune reconnaissance institutionnelle n’a été rétablie, malgré plusieurs condamnations de la Bulgarie par la Cour européenne des droits de l’homme pour atteinte à la liberté d’association.

En Grèce, l’État nie catégoriquement l’existence d’une minorité macédonienne, lui préférant des appellations génériques telles que « slavophones » ou « Grecs de langue slave ». Pendant la dictature militaire (1967–1974), l’usage public du macédonien était passible d’emprisonnement, et les noms de villages et de familles furent hellénisés de force. Si la transition démocratique a mis fin à la répression directe, la langue reste absente de l’école, des médias et des institutions publiques.

La poudrière macédonienne : politique, langue et résistance

Quelques mois après le début de la présidence française de l’Union européenne, le président Emmanuel Macron s’est retrouvé au centre d’un véritable bure barut — une poudrière — celle de la Macédoine, face au veto de la Bulgarie à l’adhésion de la Macédoine du Nord à l’Union européenne, en 2022. Le 17 juillet 2022, un protocole controversé a été signé à Sofia entre les ministres des Affaires étrangères de Macédoine du Nord, Bujar Osmani, et de Bulgarie, Teodora Genchovska. Ce texte, censé faciliter l’ouverture des négociations d’adhésion à l’UE, a rouvert des plaies historiques profondes : la Bulgarie y conteste la légitimité du macédonien comme langue distincte, affirmant qu’il ne s’agit que d’un dialecte du bulgare.

Cette position ne date pas d’hier : dès octobre 2019, Sofia avait opposé son veto à Skopje, niant l’existence d’une langue macédonienne avant 1944. Depuis, les pressions se sont accrues : la Bulgarie exige que tout document européen mentionnant la langue macédonienne soit accompagné d’une note précisant qu’il s’agit d’un dialecte bulgare. Ces conditions, contraires à l’esprit du pluralisme européen, ont profondément blessé une nation déjà fragilisée par des décennies de crise identitaire.

En avril 2022, de retour à Skopje, j’ai vu un peuple blessé et en colère. Dans les rues, les manifestations se succédaient contre la « proposition française », perçue com

me une capitulation imposée par Bruxelles. Ce débat, présenté comme purement diplomatique, touche en réalité au cœur de notre identité linguistique et historique. Ma grand-mère, qui soignait autrefois des partisan·nes blessé·es pendant la Seconde Guerre mondiale, m’avait appris que la liberté et la langue sont indissociables : l’une ne survit pas sans l’autre.

L’histoire officielle confirme cette filiation. Le 2 août 1944, lors de la première Assemblée antifasciste de libération du peuple macédonien (ASNOM), le macédonien fut proclamé langue officielle de l’État macédonien nouvellement libéré. Cette décision, signée au monastère Saint-Prohor Pčinski par Metodija Andonov-Cento, président de l’ASNOM, scellait la reconnaissance politique d’une langue qui avait survécu à des siècles d’occupation et d’interdiction. Depuis lors, le macédonien est devenu un marqueur d’identité collective — un acte de résistance.

Pourtant, les tentatives de délégitimation persistent. Le protocole de 2022 et les recommandations de la Commission mixte d’expert·es bulgaro-macédonien·nes imposent une réécriture des manuels scolaires, des plaques commémoratives et des programmes éducatifs. Derrière le langage diplomatique se profile une entreprise de révision historique : les figures fondatrices de la culture macédonienne, comme Cyrille et Méthode, les apôtres des Slaves et les pères de la culture et de la langue slaves, se voient réattribuées à l’histoire bulgare. Une telle politique, sous couvert de « bon voisinage », met en péril la souveraineté culturelle d’un peuple.

Conclusion

Cette crise dépasse la politique. Elle touche à la mémoire, à la dignité et à la voix d’un peuple trop souvent réduit au silence.
À travers chaque mot, je tente de redonner souffle à celleux que l’histoire a relégué·es dans l’ombre. Car la langue, plus qu’un outil, est la maison d’un peuple — le lieu où s’abritent ses rêves, ses blessures et sa mémoire.
Mais l’Europe, elle, semble avoir oublié cette vérité. Après le veto de la Grèce, puis celui de la Bulgarie, et sur fond de conflits ethniques jamais tout à fait apaisés, le chemin de l

a Macédoine vers l’Union s’est mué en une longue épreuve d’endurance. Plus de vingt-cinq ans se sont écoulés depuis le début de ce voyage : un quart de siècle de promesses suspendues, de compromis douloureux et d’identités fragilisées.

Aujourd’hui, l’Europe doit se souvenir qu’elle a été bâtie pour protéger la pluralité des voix qui la composent — non pour les effacer dans le vacarme des intérêts nationaux.

Au-delà des controverses terminologiques, il s’agit d’un principe fondamental : une langue existe par ses usages, ses locuteur·rices et ses œuvres. Sa négation revient à nier l’existence même d’un peuple. L’Europe ne peut prétendre à la pluralité tout en tolérant de tels effacements.

 

À propos de l’autrice

Milena Trajkovska est traductrice et éditrice basée à Bruxelles. Fondatrice de Grassroots Publishing, elle œuvre à la promotion des littératures des Balkans et à la reconnaissance des langues rares. Son engagement relie culture, mémoire et résistance linguistique.