Colloque : La mémoire, le discours et le pouvoir de l’autoreprésentation : les formes du soi intellectuel entre le public et le privé en Italie, en francophonie et dans l’espace ibéro-américain
L’étude de l’identité de l’être humain constitue un domaine de réflexion complexe, car elle implique une pluralité de tentatives analytiques et de champs cognitifs différents. L’effort d’investigation déployé autour de l’idée d’identité correspond à la tentative de pénétrer à la fois dans l’essence même d’une société et dans celle des individus qui la composent.
Dans un tel cadre de redéfinition constante, le soi peut sembler presque flou, déroutant, incapable de se proposer dans son essence la plus profonde et sa réalité la plus tangible. C’est pourtant là que se réalise l’un des paradoxes apparents qui intéressent et étonnent le plus les études contemporaines sur le soi : dans un cadre d’analyse marqué par une diversité d’approches il n’existe pas de définitions classificatoires universellement partagées. Comme l’ont bien schématisé Licata et Heine (2019, pp. 81-83), le « Soi » peut être défini comme «un lieu de coordination des cognitions, de la volonté et de l’action». Cependant, selon la méthodologie adoptée, le « Soi » est l’articulation entre deux facettes différentes : le Soi sujet (qui agit) et le Soi objet (vu par les autres) (James, 1909). Par ailleurs, le « Soi » a également été défini à travers trois types distincts de représentation : le Soi individuel, le Soi relationnel et le Soi collectif ou social (Sedikides et Brewer, 2001, p. 1). Nous souhaitons ici examiner la manière dont le « Soi » se manifeste de façon concrète à travers la mémoire et le récit, la discursivité et l’autorépresentation. Nous nous référons donc, d’un côté, au concept d’ethos de la rhétorique classique, qui renvoie à la construction d’une image de soi destinée à garantir le succès de l’entreprise oratoire, en l’occurrence sous forme écrite (Amossy 1999); et, de l’autre, au concept de « posture » développé par Meizoz, selon lequel la posture est la manière singulière d’occuper une “position” dans le champ littéraire à travers les choix thématiques et linguistiques au sein des œuvres (Meizoz 2007). Parmi d’autres moyens d’accéder à un passé personnel, Narrative self (Dings, 2021), écriture de soi (Ricœur, 2015 ; Mallet, 1999 ; Pelgreffi, 2013), auto-bio-graphie (Gusdorf, 1991), l’auto-analyse (Bourdieu, 2004) placent au centre l’idée que le soi se définit de manière autonome dans sa dimension discursive, interactionnelle et rétrospective. C’est précisément dans sa capacité d’auto-représentation qu’il faut chercher le concept et le principe de l’identité. Les choix d’écriture de la mémoire sont à la fois cause et effet des rapports de force au sein du champ intellectuel. Comme le soutient Bourdieu, le pouvoir d’autorépresentation ne dépend pas exclusivement de l’image de soi qu’un auteur produit dans son discours, mais aussi des possibilités d’accès à la parole officielle, orthodoxe, légitime (Bourdieu 1982). Ainsi, le pouvoir d’autorépresentation est sans cesse renégocié en fonction de l’état contemporain du champ littéraire et intellectuel. Étant donné la nature dynamique, interactionnelle et en constante évolution du soi (Licata et Hein, 2019), le pouvoir d’autorépresentation d’un auteur sera différent au moment où il raconte par écrit son passé, par rapport au moment où son « Soi » du passé s’est constitué.
Autant l’individu se rapporte à l’existence de manière expérientielle, à travers une disposition qui lui est propre au sein d’un espace social défini « avant » son entrée et « depuis » son entrée (Bourdieu, 1979), autant au moment où il se rapporte à lui-même, l’individu retrouve, nécessairement de manière narrative, son passé et le parcours qui l’a caractérisé (Amossy, 1999 ; Maingueneau, 2004 ; Meizoz, 2007). Cela signifie que le soi exerce, à l’égard de son expérience passée, une activité sélective et créatrice très précise et déterminée (Lejeune, 1975). Il est capable de restituer les souvenirs qu’il a stockés au sein d’un récit qui a, dans le présent, ses propres finalités. La relation entre les souvenirs, les conditions dans lesquelles ils se sont produits, et le présent, avec ses circonstances sociales, nous permet d’accéder, d’une part, au système de valeurs et de relations de pouvoir qui a façonné les différents soi du passé et, d’autre part, à celui qui délimite le soi présent. Si, en effet, les dispositions antérieures ont permis le développement d’une personnalité qui a conduit à la condition identitaire actuelle, le soi actuel projette son regard sur ces dispositions, nous offrant une image déformée par son propre prisme interprétatif. En plaçant la discursivité du soi au centre, nous pouvons donc redécouvrir les différentes phases qui ont caractérisé sa formation et, en même temps, le point d’arrivée de ces phases, à savoir le soi actuel.
Cette prise en compte des prémisses analytiques du soi, loin d’être exhaustive mais utile pour tracer le cadre de l’analyse, s’avère cruciale dans les récits rétrospectifs qui placent l’activité culturelle et la profession intellectuelle au centre.
Déjà dans Moi aussi (1986) et Signes de vie. Le pacte autobiographique 2 (2005), Lejeune avait identifié la possibilité pour l’autobiographie d’appartenir à deux systèmes différents : un système référentiel défini comme « réel », où « l’engagement autobiographique, même s’il passe par le livre et l’écriture, a valeur d’acte », et un système référentiel littéraire « où l’écriture ne prétend plus à la transparence mais peut parfaitement imiter, mobiliser les croyances du premier système ».
S’appuyant sur la division des deux domaines, on souhaite ici considérer des personnalités publiques dont le champ d’action n’est pas défini par des critères clairs, qu’il s’agisse d’un statut juridique ou institutionnel. Les catégories auxquelles nous faisons référence sont les éditeurs, les producteurs de cinéma, les réalisateurs, les scientifiques, les philosophes, les traducteurs, les (activistes) politiques et les journalistes, entre autres. Il s’agit de figures qui ne se perçoivent pas comme écrivains et qui ne placent pas l’écriture littéraire au centre de leur existence quotidienne. Néanmoins, ils ressentent le besoin d’écrire sur eux-mêmes et sur leur métier, afin de mettre en lumière la fonction sociale de leur travail. Lorsqu’ils écrivent sur eux-mêmes, ils s’inspirent de références plus ou moins littéraires : en d’autres termes, ils nourrissent des ambitions artistiques qui, d’une certaine manière, élargissent la portée documentaire de leur écriture de soi. Cette écriture ne se limite donc plus à une restitution factuelle des événements, mais devient une recréation — avec des prétentions littéraires plus ou moins abouties — de leur passé historique. Ces personnalités publiques redéfinissent leur rôle dans la société à travers la mémoire de leur expérience passée, à la fois publique et privée. Comme l’a observé Lejeune, certaines limites s’imposent à la représentation, allant de la pudeur des sentiments au risque d’offense et du préjudice ayant des conséquences juridiques (Lejeune 1991). Mais un second aspect du compromis entre sphère publique et sphère privée s’impose lorsqu’il s’agit de personnalités ayant un engagement intellectuel, culturel ou politique publiquement significatif : la possibilité de vérifier, au moyen de recherches d’archives, la véracité des faits du passé (De Cristofaro 2024). Lorsque la vérifiabilité du passé met en péril la véracité et la vraisemblance du récit autobiographique, le pouvoir d’autoconsécration de l’auteur est de nouveau remis en question. Le résultat de cette nouvelle interaction entre l’autobiographe et le lecteur génère une réception de l’œuvre autobiographique et du « soi » qui évolue en fonction du degré d’accessibilité aux données concernant les faits évoqués.
Ce colloque a pour but d’étudier les processus qui amènent les personnalités jouant un rôle public à représenter leur fonction sociale. Nous nous pencherons sur trois aires géographiques dans lesquelles ces discours se sont particulièrement développés : l’aire ibéro-américaine, l’Italie et l’aire francophone. Les discours abordant le thème de la mémoire d’un point de vue à la fois public et privé seront privilégiés. Une liste, non exhaustive mais seulement indicative, des sujets possibles à aborder est la suivante :
– mémoires des personnalités publiques : les éditeurs, les producteurs de cinéma, les réalisateurs, les scientifiques, les philosophes, les traducteurs, les (activistes) politiques et les journalistes, entre autres;
– les archives comme lieux de mémoire ;
– le langage de la mémoire ;
– la mémoire cachée et la mémoire exposée ;
– l’autoreprésentation ;
– la mémoire de l’activisme politique et social.
Les propositions de communication (maximum 300 mots) en français, en italien, en espagnol ou en anglais et une courte notice bio-bibliographique sont à envoyer conjointement à Marco De Cristofaro (marco.decristofaro@umons.ac.be) et à Juan Jimenez-Salcedo (juan.jimenez-salcedo@umons.ac.be) pour le 14 septembre 2025.
Dates importantes
Envoi des propositions de communication : 14 septembre de 2025.
Communication de la décision du comité scientifique : 1 novembre 2025
Envoi des résumés définitifs pour le book of abstracts : 1 décembre 2025
Dates du colloque : 19-20 février 2026